La mourra (ou mourre) est un jeu presque aussi vieux que l’humanité. Cette affirmation convient parfaitement tant il parait évident que la simplicité du jeu, l’absence de matériel ont pu favoriser dès les temps les plus reculés son application. Pourquoi ne pas imaginer Homo sapiens sapiens faire une partie de mourra endiablée devant sa grotte ?Ce jeu étant assez particulier et paraissant fort ancien, il nous a semblé intéressant d’en suivre la trace. Nous indiquons ici les quelques repères laissés dans l’histoire.
Au temps des Egyptiens
La pauvreté des sources historiques est, pourtant, bien réelle. Il semble, toutefois, attesté que les égyptiens connurent un jeu semblable, à l’époque des pharaons (le jeu de montre). Nous le savons notamment par deux peintures funéraires égyptiennes .
Le jeu de la montre et ses variantes correspondent donc bien, en Egypte pharaonique, à une tradition remontant au moins jusqu’au moyen empire. En Terre d’Islam, de même, le jeu de montre est connu sous le nom de mukhàraja (mot à mot : » ce qui fait sortir « ). Il se pratiquait encore au début de ce siècle sous sa forme classique, dans les campagnes reculées d’Arabie, de Syrie et d’Irak.
Mais, dès la haute époque, la mukhàraja fut surtout un rite divinatoire en pays musulman, ce qui entraîna son interdiction pour des raisons religieuses (la divination étant proscrite aussi bien par le Coran que par la Bible) : il ne s’agissait plus d’un jeu, mais d’une chose grave et sérieuse représentant le destin.
Au temps des Romains
Les Romains de toutes les conditions, de tous les âges étaient des passionnés des jeux. (Suétone, Auguste), (Suétone Claude), (Cicéron, De la vieillesse), (Cicéron, De l’orateur).
Dès le plus jeune âge ils pratiquaient déjà le jeu de la mourra, ou du moins ils en connaissaient les règles. Il occupera réellement les loisirs un peu plus tard, à la fin de l’adolescence. Ainsi et contrairement au mot jouet, il est désigné dans le langage courant par le mot micare comme nous le livre la définition : mico, micui, micare :
1 – s’agiter (par des mouvements répétés), trembler, sautiller, bondir, palpiter.
2 – briller, scintiller, étinceler, briller.
3 – jouer à la mourre.
- micant digiti, Virg. : les doigts se crispent.
- micant artus, Sen. : les membres se contractent.
- corda timore micant, Ov. : les coeurs palpitent de crainte.
- micat ardor ex oculis, Lucr. : ses yeux lancent des flammes.
- micare (digitis) : jouer à la mourre (les deux joueurs, poings fermés, allongent ensemble le nombre de doigts qu’ils veulent en criant, au hasard, le nombre de doigts qu’étend l’adversaire; celui qui tombe juste a gagné).
- dignus est quicum in tenebris mices, Cic. : il mérite qu’on joue avec lui à la mourra dans les ténèbres (on peut se fier à lui, on peut s’en rapporter à lui).
- micando victus, Cic. : qui a perdu à la mourra Le jeu de Mourra était bien connu à Rome où il faisait les délices de la plèbe, sous le nom de micatio ou de micare e digitis (mot à mot : » le jeu du lever des doigts « ). Cicéron rapporte que pour désigner un homme au dessus de tout soupçons, on avait coutume de dire : » C’est un homme avec qui vous pourriez jouer à la micatio dans l’obscurité ! » (Dignus est, quicumque in tenebris mices). Ce proverbe, que Cicéron déclarait » usé par l’âge « , montre à quel point le jeu de la mourra était populaire chez les anciens romains. De même, le jeu de mourra était pratiqué pour départager les litiges entre deux personnes. Des textes rapportent que les romains y avait recours sur les marchés publics pour régler les différends dans les échanges commerciaux. Le gagnant obtenait le prix souhaité.
Au temps des Grecs
Selon la légende, le jeu de mourra remonterait à la guerre de Troie, soit un peu plus d’un millénaire avant notre ère. Le même jeu fut également pratiqué par les grecs des époques héroïques, ainsi que le montrent des vases et des monuments helléniques. C’est la Belle Hélène, dit une autre légende, qui inventa la mourra pour jouer avec son amant Pâris.
A la Renaissance
Durant la renaissance, en France et en Italie notamment, le jeu de la mourra connut une grande faveur chez les pages, les laquais, les valets et les servantes qui le pratiquaient souvent pour se divertir aux heures creuses.
Ainsi, dans son Pantagruel (Livre IV, Chapitre XIV) Rabelais écrivait : » Les paiges jouaient à la mourre à belle chiquenaude ! « , de même, dans le chapitre XXII des jeux de Gargantua il cite une litanie de jeux dont celui de la mourre : » Puis, le verd estendu, l’on desployoit force chartes, force dez, et renfort de tabliers. Là jouoyt : au flux, à la condemnade, à la prime….à je te pinse sans rire, à la mourre.. » Malherbe, dans ses lettres (11, 10) : » Musarder par les chemins comme ces laquais qu’on envoie au vin et qui s’amusent à jouer à la mourre ! » Dans la » divinia comedia » Dante nous livre l’exposé suivant. Celle des âmes des morts repentis in extremis se pressent autour de Dante le voyageur qui a hâte de gravir la montagne du purgatoire et Dante l’écrivain nous offre une des images les plus célèbres de la comédie : pendant que le perdant relance sans cesse les dés pour braver le destin, les gouapes suivent le gagnant en espérant avoir quelques miettes et quand ils les ont eues, ils cessent de le suivre. « Lorsque prend fin le jeu de la zara,
Celui qui perd reste chagrin,
Et s’instruit tristement, en répétant les coups ».
La spécialiste J. Risset écrit que ce jeu de dés, la zara est un jeu équivalent à la mourre. C’est finalement le domaine artistique et la littérature qui élaborent tout au long de l’histoire des repères chronologiques quant à la pratique de la mourra.
Molière : » Que diable est ceci ? Je croyois trouver un homme bien savant, qui me donneroit un bon conseil, et je trouve un ramoneur de cheminée qui, au lieu de me parler, s’amuse à jouer à la mourre. Un, deux, trois, quatre, ha, ha, ha ! » Molière, La jalousie du barbouillé, scène II.
Fénelon : » D’autres sont sur le bord de l’ eau, et jouent à la mourre : il paroît dans les visages que l’un pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paroît être attentif de peur d’ être surpris. «
Fénelon, Dialogues des morts composés pour l’éducation d’un prince,dialogue 51 (Entre Léonard de Vinci et Poussin) Appolinaire :
L’ermite
A Félix Fénéon (extrait)
Et les souris dans l’ombre incantent le plancher
Les humains savent tant de jeux l’amour la mourre
L’amour jeu des nombrils ou jeu de la grande oie
La mourre jeu du nombre illusoire des doigts
Saigneur faites Seigneur qu’un jour je m’énamoure etc.
Prosper Mérimée en 1847 ( Vénus III ème)
En 1847 Prosper Mérimée évoque une Vénus représentée en train de jouer à la mourre. Voici ci-après une sommaire description de l’ouvrage. » C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinités ; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les deux autres, légèrement ployés. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. L’attitude de cette statue rappelait celle du joueur de mourre qu’on désigne, je sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut-être avait-on voulu représenter la déesse jouant au jeu de mourre. » etc.
Des témoignages, des traditions orales, des documents écrits attestent jusqu’à notre époque de la persistance du jeu. Nous ne pouvons, ici, tous les citer. Jeu antique, la mourra est aussi un jeu universel…
Un tour d’horizon…
Signalons, pour commencer, que le jeu de la mourra semble encore assez populaire en Italie (où il est connu sous le nom de morra) et qu’il se pratique encore dans toute l’Occitanie, en Corse, en Pays Basque , en Catalogne, en Aragon, au Portugal, ainsi qu’en Afrique du Nord (tout au moins au Maroc). En Chine et en Mongolie, le même jeu est connu depuis fort longtemps sous le nom « hua quan » signifiant quelque chose comme » faire se disputer les poings » et compte actuellement, selon J. Needham, parmi les divertissements les plus appréciés de la bonne société chinoise. P. Perny, qui signalait que ce jeu était très en vogue en Chine au siècle dernier, expliquait : » Si les convives sont liés entre eux par l’amitié, le maître du repas propose de faire une partie du jeu de mourre : qing hua quan (littéralement : « S’il vous plait, faisons se disputer les poings »). Si l’offre est acceptée: « M. Untel sera le régulateur du jeu… » Le maître, par politesse, commence avec l’un des hôtes. Peu après, il cède le tour à l’un de ses convives… Celui qui perd est condamné à boire, chaque fois, une tasse de thé. «
J.-G. Lemoine rapporte que » pour compliquer le jeu, au lieu de crier des chiffres, les joueurs chinois doivent trouver et dire le début d’une citation célèbre se rapportant au nom du nombre correspondant « , ce qui, en français, donnerait à peu près :
Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, un homme mort n’a ni parents ni amis, pour 1.
Deux avis valent mieux qu’un, pour 2.
Quatre yeux voient mieux que deux, pour 4.
Six pieds de terre suffisent au plus grand homme, si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, pour 6.
Cette queue n’est pas de ce chat, pour 7 ; etc.
Nous retrouvons, ici, les mêmes habitudes de jeu qu’en pays niçois, comme vous pourrez le découvrir dans la règle du jeu.
Pour en savoir plus sur l’histoire de la mourra :
- »La Mourra Bella, Histoire et Histoires d’un jeu interdit » Serre Editeur.
Pour toute commande : pascalcolletta@laposte.net
- Georges Ifrah (Histoire universelle des chiffres, Paris : Bouquins-Robert Laffont, 1994, T.I, p.128-132)
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